CHRONIQUE DE Jean CHARTIER

Un peu de vétusté littéraire

C'est grâce aux chroniques médiévales qu'un événement comme la bataille de Formigny peut-être connu et reconstitué.

Pour vous permettre d'apprécier la saveur de la langue du XVe siècle, voici le récit que fit de la bataille Jean Chartier, chantre de l'abbaye de Saint-Denis, frère du poète bayeusain Alain Chartier et de l'évêque de Paris Guillaume Chartier, dans sa Chronique de Charles VII.
Nous avons respecté l'orthographe de l'édition de Vallet de Viriville dans la Bibliothèque Elzevirienne, Paris, 1858, Vol.II, pages 192 à 200.

De la journée de Fremigny gaignée par les Françoys sur les Anglois.

L'an mille quatre cent cinquante, le douxiesme jour d'avril après Pasques (Pâques était le 5 Avril), se deslogèrent de devant la susdite ville de Vallongnes (Valognes) ledit Kyriel et ses gens, avec ceux des garnisons susdites de Caen, Bayeux et Vire, mentionnées au précédent article, et allèrent passer tous ensemble les vez (la baie des veys) Sainct-Clément, pour tirer vers les villes de Bayeux et de Caen. Laquelle chose estant venue à la cognoissance des gens du roy, qui s'estoient mis sur les champs exprès pour les cuider trouver et surprendre, poursuivirent iceulx Anglois combien qu'ils fussent en petit nombre, et tant chevauchèrent qu'à la fin il les actignirent vers iceux guez S. Climent. Et estoit commis de par le roy à faire cette poursuite et estre en cette exécution son lieutenant le conte de Clermont, avec lequel estoient le conte de Castres, le séneschal de Poictou, les seigneurs de Montgascon, et de Rays, admiral de France, le séneschal de Bourbonnois, les seigneurs de Mauny et de Mouy, Robert Counigam, Messire Geoffroy de Couvran, Joachim Rouault, Olivier de Bron, et plusieurs autres chevaliers et escuyers, jusques au nombre de cinq à six cents lances et les archiers.

De laquelle compagnie se séparèrent lesdits Geoffroy de Couvran et Messire Jouachim Rouault pour aller quérir de tous costez leur advantage sur iceulx anglois. Et tant chevauchèrent qu'ils trouvèrent leur estrac et leur piste. Alors, combien qu'ils eussent peu de gens avecques eux, néantmoins, comme preux et hardis cavaliers, ils allèrent vaillamment férir sur leur arrière-garde, en laquelle ils tuèrent et mutilèrent plusieurs d'iceulx Anglois. Puis se retirèrent iceux Françoys ung peu d'espace de temps, et mandèrent le dit conte de Clermont, qui n'estoit pas fort loing ; lequel, accompaigné comme dit est, fist grande diligence et grandement son devoir de tirer après iceulx Anglois, et les poursuivit tant qu'ils les actignit auprès d'ung village nommé Fourmigny, situé entre Carentan et Bayeux. Et quand iceulx anglois virent et apperçurent les François anisi venir à eux, ilz se misdrent en bataille, et mandèrent diligemment quérir un capitaine de leur party nommé Mathago, cuidans faire merveille, lequel s'estoit séparé d'avecques eulx cette mesme journée seulement au matin, quinzième jour d'Avril, pour s'en aller à Bayeulx, lequel, sur ce mandement, retourna aussi-tost à l'aide de ses compaignons. Là furent le Anglois et les François l'ung devant l'autre bien l'espace de troys heures, toujours s'occupans en escarmouches ; pendant quoy faisoient iceulx Anglois, par le moyen de leurs dagues et espées, de grands trous et fossez en terre devant eulx, afin que ceulx qui les assaulldroient pussent tomber dedens avec leurs chevaux.

Lesdits Anglois s'estoient fort mis à leur advantage ; car ils avoient laissé derrière leurs dos grant quantité de jardinages plains de pommiers, périers (poiriers), et autres arbres, afin qu'on ne les pust surprandre par derrière, et avoient aussi environ un traict d'arc derrière eux une petite rivière, et entre deux encore d'autres jardinages pleins d'arbres ; le tout afin qu'on ne les pût attaquer à dos. Et pour ce que le susdit conte de Clermont, institué, comme dit est, lieutenant du roy en cette affaire et poursuite d'iceulx Anglois, avoit peu de gens avecques luy au regard de ses adversaires, envoya hastivement à Sainct-Lô devers le conte de Richemont, connestable de France, afin qu'il vînt à son secours, luy mandant qu'autrement luy et ses gens estoient bien taillez et en péril d'avoir fort à faire, attendu que iceulx Anglois excédoient lors en grand nombre de gens de guerre les François. Et tant tost ce venu à la cognoissance dudit connestable, se party bien hastivement ledit mercredy quinzième jour d'avril, environ sur les trois heures du matin, et s'advança diligemment pour courir la besoigne, combien qu'il venoit tout de tire de Bretaigne : et chevaucha donc, luy et sa compaignie, jusques en ung lieu nommé de Trémères (Trévières). Lors estoient en sa compaignie Messire Jacques de Luxembourg, Monseigneur le conte de Laval, le sire de Lohéac, mareschal de France, le sire d'Orval, le mareschal de Bretaigne, le sire de Saincte-Sévère et de Boussac, avec plusieurs autres seigneurs, chevaliers et escuyers, jusques au nombre de deux cent à douze vingts lances et huit cent archiers.

Après il partit de ce lieu de Tremères, ou Tomières, où il avoit couché le soir précédent, et chevaucha très-diligemment, combien que les anglois avoient desja passé les susdits guez, tant qu'il vint jusques à ung molin à vent, au dessus de Fremigny ou Formigny. Et là, à la veue d'iceulx Anglois, il fit mectre tous ses gens en bataille. Or estoient descendus à pied des gens dudit conte de Clermont, devant la venue dudit connestable, mille cinq cent archiers, lesquels avoient esté reboutez bien asprement par les Anglois, qui en suite avoient gaigné quelques couleuvrines sur les François.

Adonc le connestable fit marcher Gilles de Sainct-Simon, Messire Jean et Philippe de Malestreit frères, Messire Anceau Gaudin, et le bastard de la Trimouille, vaillant chevalier en armes, avec ses archiers, droit à un pont qui là est. Incontinent que lesdits Anglois qui là estoient apperceurent la venue d'iceluy connestable, Mathago et maistre Robert Ver, avec bien mille Anglois en leur compaignie, s'enfouyrent à Caen et à Bayeux. Ce que voyant le susdit Kyriel, il se retira avec le corps de sa bataille pour gaigner un ruissel, et le village qui là estoit. Et au bout d'iceluy pont, descendit à pied une partie des archiers du connestable, qui combatirent à l'aisle d'embas la bataille des Anglois, où il y eut plusieurs de tuez et de prins, et furent là deffaits et batus iceux Anglois.

Et donc passa le connestable, avec le demourant de ses gens , ledit ruisseau, et se joignit ensuite avecques le susdit conte de Clermont, après que la susdite aisle d'embas des Anglois feut deconfite. Puis incontinent le grand séneschal de Normandie (Pierre de Brézé), vint demander congié audit connestable de faire descendre son enseigne vers l'aile d'amont ou d'en haut ; ce que le connestable lui accorda. Lors cet octroy et congié estant donné audit séneschal, luy et sa compaignie chargèrent furieusement contre les Anglois, et tellement s'y comportèrent, que les Anglois estans en cette aisle furent tous tuez et desconfits. Tost après marchèrent la compaignie du connestable et ses gens, en belle ordonnance, tant qu'ils furent près du susdit villaige, où ils passèrent icelle petite rivière sur le grand chemin (la route actuelle). Pourquoy entrèrent lesdits Anglois en grand doubte et crainte, tant qu'ilz laissèrent et abandonnèrent le champ, et se reculèrent vers ladite rivière, sur le grand chemin, où ils furent derechef assallis de toutes les compaignies des François.

Là il fut vaillmment combatu d'une part et d'autre. Mais combien que lesdits François ne fussent en tout, par le rapport des héraultx, que trois mille combattants, et les Anglais de six à sept mille combatans, néantmoins, par la grâce et miséricorde du souverain Dieu des armées, furent iceux Anglois enfin totalement desconfits. Desquels, par le rapport des héraultx, des prestres et des bonnes gens qui là estoient, furent tuez sur le champ et enterrez en la place, en quatorze fosses, trois mille sept cent soixante et quatorze. Et y furent prins prisonniers Messire Thomas Kyriel, Henry Norbery, Thomas Druic ou Driuc, Messire Thomas Kirkeby, Christofle Aubercon ou Auberchon, Jean Arpel, Helix Alengour, Janequin Basceler, Godebert Cailleville, et plusieurs autres cappitaines et gentils-hommes anglois portant cottes-d'armes.

En conformant au langaige vulgaire disant mieulx valoir une bonne fuyte que une mauvaise actente, s'enfuyrent et habandonnèrent leurs compaignons tous des premiers, ayans le cœur failly ; c'est à sçavoir le susdit Mathieugo, Robert Ver, Henry Lours ou Loys, Maistre Meillan ou Merlain et ung autre cappitaine, réputé d'ailleurs vaillant, qui avoit la charge de trente lances, et cinq cent archiers.

Et furent bien estimez les prisonniers anglois prins en ladite journée de douze à quatorze cents. Et s'en alla ledit Mathego à Bayeux, et ledit Messire Robert à Caen.

Et ainsi, par la vertu divine, furent les Anglois desconfits. En laquelle journée se portèrent très vaillamment et très chaleureusement, sans aultruy blasmer, Monseigneur de Montgascon et Monseigneur de Saincte-Sévère, comme aussi fit Messire Pierre de Bresay, séneschal de Poictou, lequel entre tous les autres y fit moult vaillement. Car lesdits Anglois si chargèrent très fort et si asprement sur ses gens et sur ceux du bailli d'Evreux, que gouvernoit et conduisoit Monseigneur de Maulny, et tellement qu'ils gaignièrent, du cousté où ils estoient, deux couleuvrines sur eux. Mais ledit Pierre de Bresay et ses gens descendirent à pied, puis chargèrent sur eulx si rudement, qu'ils les recongnèrent et reboutèrent par l'un des bouts de leur bataille de la longueur de quatre lances de distance ou environ. En quoi faisant, il recouvra lesdites couleuvrines. (...)

A la susdite journée du party des François ne mourut au plus que huict personnes seulement. Après cela partit l'ost des François, qui s'en allèrent tous ensemble mectre le siège devant la ville de Vire. (...)

Ainsy finit la journée de Fremigny.


Jean Chartier, né à Bayeux vers 1385/90, mort le 19 février 14643, historiographe français, moine de l'abbaye de Saint-Denis, historiographe de Charles VII.

Il indique au § 131 de sa Chronique latine qu'il prit part à l'historiographie royale, confiée à l'abbaye de Saint-Denis, dans les quinze dernières années du règne de Charles VI, soit à partir de 1407 (donc comme assistant de Michel Pintoin). Il est mentionné pour la première fois dans les registres capitulaires de l'abbaye en 1430, détenant alors l'office important de prévôt de la Garenne (dépendance de l'abbaye). En 1435, il était précepteur, ou commandeur, de Saint-Denis, charge très élevée. Le 18 novembre 1437, il prêta serment comme historiographe officiel du roi. En 1441, il fut commis par le roi, avec trois autres dignitaires, à l'administration du temporel de l'abbaye de Saint-Denis. La même année, il devint grand chantre de l'abbaye (après la mort du précédent titulaire Hue Pain le 1er novembre 1441). En 1450, il accompagna Charles VII dans une campagne militaire en Normandie et assista au siège d'Harfleur. En août 1458, il était toujours chantre de Saint-Denis.

Il a terminé la chronique latine du règne de Charles VI, dite Chronique du religieux de Saint-Denis, aujourd'hui attribuée pour l'essentiel à Michel Pintoin (du § 5 du livre XLI jusqu'à la fin du livre XLIII, soit de l'été 1420 au 21 octobre 1422). Ensuite il a rédigé à la fois une chronique latine (allant de 1422 à 1450) et une chronique française (couvrant tout le règne) du règne de Charles VII. La chronique latine se trouve dans le manuscrit Bibl. nat. nouv. acq. lat. 1796, la chronique française dans de nombreux manuscrits, et dans des éditions imprimées dès 1476, puisqu'elle était intégrée aux Grandes Chroniques de France en langue vernaculaire.
Source: Wikipédia